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Confiance et prise de risque

De tout temps et dans toutes les économies ouvertes, la confiance a été la condition indispensable à la prise de risque. Qu’en est-il dans le contexte contemporain ?

Comment produire de la confiance stratégique dans un contexte qualifié d’« hypercomplexe », où l’univers et désormais le « métavers » des économies contemporaines sont marqués par une croissance exponentielle des interactions et des hybridations des savoirs, des connaissances et des cultures ? Comment générer le pari indispensable de la confiance lorsque la prise de risque elle-même a changé de nature, tant les protagonistes sont multiples, divers et éminemment mobiles ?

Confiance et feedback au service de la prise de risque

L’objectif de la confiance en action est ni plus ni moins que de faire évoluer les cultures (croyances, valeurs, perceptions) pour transformer des modèles d’affaires EGO-centrés sur les profits en modèles d’affaires ECO-centrés vers les bénéfices – financiers, humains et sociétaux, guidés par une pratique intensive du feedback constructif. Dans cette approche, la qualité des relations avec l’ensemble des parties prenantes acquiert une importance prépondérante. Par les accords entre parties très diverses, les intuitions partagées entre partenaires et les réajustements incrémentaux ou disruptifs des actions qu’elles permettent, la régularité et la redondance des feedbacks au sein d’un dialogue vivant et ininterrompu favorisent la prise de risque maîtrisée tout en évitant les excès de contrôle et leur effet inhibiteur.

A cet égard, le mythe de l’entrepreneur aventurier qui prend tous les risques en tant que joueur solitaire et téméraire a vécu – Elon Musk lui-même ne prend pas de risques sans de nombreux appuis politiques et financiers bien sûr, mais aussi sans une cohorte infinie de personnes en interaction avec lui et ses équipes à l’échelle planétaire. Contrairement à ce que le miroir déformant des médias avides de personnalisation aime laisser croire, les prises de risques de ce leader de confiance sont donc portées par un écosystème de confiance transnational.

Si la prise de risque reste un jeu, celle qui porte ses fruits désormais est donc plus rarement le résultat d’un coup de poker d’une personne que d’une immense partie jouée par des acteurs disséminés qui interagissent et progressent via des systèmes de feedback répartis et instantanés.

Ce parti-pris a été assumé par les fondateurs de Google, qui avaient écouté la prédiction de Luis von Ahn, professeur à Carnegie Mellon. Celui-ci recommandait aux acteurs du monde post-Internet de jouer avec leurs clients et partenaires. Avec tous ses « développeurs joueurs », Google a ainsi créé un immense terrain de confiance systémique nourri de feedbacks et de débriefings réflexes, instantanés et suivis d’effets de correction et d’innovation permanents, au sein de sa communauté mais aussi à ses frontières mouvantes, sans cesse redessinées.

Notons que la génération de confiance en action produit ses effets au niveau micro-économique comme au niveau macro-économique : Le feedback et le débriefing irriguent les pratiques des entrepreneurs comme des gouvernements dans les régions du monde qui s’apparentent à de véritables zones de confiance systémique, où la prise de risque est monnaie courante et où l’innovation prospère : Certaines zones des Etats-Unis bien sûr (Californie, Colorado, Nouveau-Mexique, région d’Austin au Texas, région de Boston), mais aussi Israël, le Sud de l’Allemagne, l’Estonie et la Finlande, le Nord de l’Italie et même le Japon, sont des régions où règne un haut niveau de confiance nourrie de partage, de coopération et d’apprentissage mutuel à haute intensité, qui revêt naturellement des formes adaptées à chaque culture régionale. Une cartographie des territoires innovants en France révèlerait sans aucun doute que les régions à fort taux d’entrepreneuriat spontané sont celles où prospèrent les interactions et les réseaux, sur fond de connaissance et d’estime mutuelle. Ce phénomène est souligné de manière récurrente au fil des études menées dans les deux dernières décennies par des organisations aussi diverses que Créativallée ou le CNAM (sous l’impulsion de Michel Godet et de ses travaux sur l’innovation des territoires)

A titre d’exemple, en Israël, la start-up nation, les entreprises de toutes tailles et tous secteurs et les acteurs de leurs écosystèmes institutionnels et financiers sécurisent leurs prises de risques par une pratique intensive du feedback et du débriefing. L’armée elle-même est exemplaire en la matière et inspire les entrepreneurs. C’est cette même armée qui joue un rôle d’incubateur, amortit la prise de risques des entrepreneurs et leur fournit un vivier de talents nourris au lait du pragmatisme.

Pratique de la confiance et théorie de l’action

Comme son nom l’indique, la confiance en action est autant confiance pragmatique que stratégique et systémique. Pour triviales qu’elles puissent paraître, les pratiques systématiques, voire réflexes, du feedback et du débriefing orientées vers l’action, le progrès et l’innovation forment le tissu vivant et régénérateur de la confiance positive qui porte la prise de risque.

  • Le feedback généralisé entre partenaires permet de comprendre les besoins et vulnérabilités de l’autre, ce qui est essentiel pour sécuriser la prise de risque et accélérer l’innovation (au stade de sa conception mais aussi de son déploiement). La pratique naturelle du feedback franc, direct, factuel et sécurisé des collaborateurs vers les dirigeants, des citoyens vers les décideurs politiques (feedback « remontant ») est à cet égard un trait distinctif de la culture de confiance à l’échelle d’une entreprise ou d’un territoire.
  • Le débriefing responsable des initiatives et des projets permet de comprendre les ressorts intimes des résultats conformes ou pas aux objectifs. Comme le déclarait Tomer MIZNA, lieutenant-colonel de l’Armée de l’Air israélienne lors de ma visite à Tel-Aviv en 2017, « ce qui n’a pas été débriefé n’a pas existé ». Une pratique systématique du débriefing, dans les sphères politiques, à l’échelle des territoires, des écosystèmes entrepreneuriaux et des entreprises elles-mêmes aboutit au fait qu’au lieu de parler de « droit à l’échec », la notion même d’échec disparait, ce qui est absolument essentiel pour encourager la prise de risque et enrichir les processus d’innovation.

La doxa oppose souvent la frilosité des gestionnaires à la témérité des entrepreneurs. Entre ces deux schémas extrêmes, nous observons que dans les zones de confiance systémique, le chemin des preneurs de risques est pavé d’une infinité d’interactions et de rétroactions positives qui sécurisent le pari de la confiance et favorisent la maîtrise du risque.

Christian MAYEUR

© Mayeur Zarrouk